Description
“Une allée est au centre de ce texte : une allée sur laquelle vont et viennent les familles, les proches, qui rendent visite à des patient·es, dans un hôpital psychiatrique. Au bout de cette allée, se trouvent ces patient·es, des jeunes qui décompensent, comme ces baleines échouées, égarées par le bruit du monde. Si ces familles se trouvent confrontées à leur propre douleur, leurs propres difficultés, toutes forment néanmoins un ensemble, un groupe uni, un “troupeau”, lit-on. Sur cette allée bordée de doutes et d’incompréhension, théâtre d’une histoire entre espoir et résignation, les allers et retours de chacune, comme un mouvement pendulaire, marquent un rythme propre au texte.
À la lecture de ce roman, écrit à la deuxième personne, on va et vient sur cette allée, accompagnant les allées et venues de celles et ceux qui, au fil de leurs visites, nous délivrent des informations clefs de l’histoire des patient.es interné.es. Nous sommes confronté.es à différents points de vue et à une succession de scènes fortes qui donnent la mesure de la solitude dans laquelle chacun.e se trouve au quotidien.
La langue oscille entre une poésie propre à l’expression des sentiments et de la douleur, et une oralité qui génère un effet de proximité, d’intimité avec les différents personnages. Une familiarité s’instaure et, au fil du texte, on est sensibles aux changements que l’on peut observer chez eux…”
L’éditeur
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Le cri des baleines échouées. Dans son nouvel opus, Eva Kavian nous donne à lire des fragments de vie de personnages qui se croisent dans l’allée menant à un asile psychiatrique où leur enfant est admis suite à une tentative de suicide. Nous sommes amenés à palper le quotidien de ces êtres dont la vie s’est arrêtée, ponctuée par les visites et marquée par la fin de la tranquillité. Ces parents désormais obsédés par leur enfant en rupture avec la vie sont traversés par des émotions très fortes : ballotés entre la colère, le chagrin, la honte, la culpabilité et un profond sentiment d’impuissance, ils apprennent les vertus de la patience et de l’espoir ténu. Au bord de l’épuisement, nous les voyons lutter pour « vivre avec ».
Bonjour mon chéri (c’est bien ou pas bien de dire mon chéri à son fils de vingt-trois ans ?) je suis contente de te voir (je ne suis pas oppressante, là ?) comment vas-tu aujourd’hui (intrusive ?) Papa n’a pas pu venir mais il t’embrasse (c’est vrai qu’ils sentent quand on ment ?) ne t’inquiète pas je n’ai plus mal (ne pas dramatiser, de toute façon « il ne ressent pas les choses comme vous »). Tu hésites. Est-ce un jour où tu peux le toucher ? Vos corps se rapprochent, mais vous n’allez pas l’un vers l’autre. L’autre en toi n’existe plus pour lui. Ça veut dire quoi ? Et l’autre en lui, c’est qui ? Il est devenu qui ? Quoi ? Pourquoi ? Pourquoi lui ? Toi ? Tu l’as porté dans ton ventre, tu as marqué chaque centimètre de sa croissance sur l’embrasure de chêne, tu as raconté les histoires, chanté les comptines et un jour il est devenu fou.
Hantés par leurs questions, ces parents aimants tentent d’adopter la distance juste vis-à-vis de leur enfant qui a désormais besoin d’un cadre différent. Tels des automates, ils sont devenus indifférents aux bruits du monde, habités par leur obsession de « bien faire », guidés par leur amour devenu synonyme de devoir. Leur vie quotidienne est déterminée par des séjours aux urgences, des services psychiatriques saturés ou inadaptés, des contraintes administratives insensées, mais aussi le compte des jours sauvés. Dans cette réalité, ne plus quitter son portable, même la nuit, est devenu une nécessité ; bondir à la première sonnerie peut être une question de vie ou de mort. S’effondrer est dorénavant proscrit.
Un infirmier fouille ton sac à main et le cabas avec les vêtements propres. Il enlève les cordons, les ceintures. Te rend le sac, comme si cette situation ne te défonçait pas les tripes. Tu ne dis rien. Si tu parles tu pleures. Ou tu deviens méchante. Et tu ne veux pas que ça retombe sur Loreen. Tu l’as repérée du coin de l’œil. Elle est couchée sur le sol de la section fermée, elle gratte le film plastique opacifiant posé sur la porte, tu vois son œil, collé à la vitre, sa langue qui pend dans l’effort, qui bave. Elle gratte. Comme un chien. L’infirmier a vingt clés à son trousseau mais il sort la bonne au premier essai, il t’ouvre. Tu as droit à deux heures et tu as envie de disparaître.
À travers L’engravement, Eva Kavian donne la parole à une minorité silencieuse : les parents des enfants brouillés avec la vie. Écrits à la deuxième personne, ces morceaux d’histoire entrecoupés de répliques froides de psychiatres confèrent un sentiment d’étrangeté qui nous donne un aperçu de celui que les héros vivent. Avec un style travaillé axé sur la profondeur et l’intensité des émotions, nous sommes amenés à lire la beauté de ces êtres aliénés face à une structure médicale inadaptée qui a tout de même le mérite d’exister. Un récit très sensible sur la solitude des parents qui s’imposent de vivre pour leur enfant, sur la force de l’amour parental qui transcende les souffrances les plus indicibles.
Séverine Radoux
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