Description
[INCIPIT, 24 août 2025] Tu crois qu’ils dorment. Qu’ils jouent. Qu’ils oublient. Tu crois que ce sont des enfants.
Tu ne vois pas la conspiration.
« Il n’y a de révolution qu’invisible. Et l’enfance est son foyer souterrain », disait un ami.
Ils se taisent. Premier acte, premier crime. Une mutinerie sans bruit. Ils paraissent inoffensifs, dociles. Mais ils t’ont déjà quitté. Discrètement. Sans fracas. Sous la table. Dans la terre. Derrière les rideaux. Ils désertent. Ils creusent ailleurs. Ils fabriquent une une nuit active. Ils échangent des pactes d’ombre, s’inventent des liens illisibles, dessinent les cartes d’un soulèvement latent. Leur silence est tactique, leur discrétion une stratégie, leur invisibilité une arme.
Tu leur offres des quizz, des parcours d’orientation, des promesses de futur. Mais eux, obstinément, te parlent présence. L’école ? Une mise en scène de l’ennui, une répétition générale pour une vie déjà écrite, prédite comme un mot sur traitement de texte. Mais derrière ce décor, dans les coulisses du quotidien, ils jouent une autre partition. Ils s’absentent intérieurement, désertent depuis leur chaise, partent en fuite depuis les marges du cahier. Trois cailloux deviennent royaume, une ficelle un contre-espace, une craie brisée un sortilège. Chaque geste, conjuration. Chaque silence, sécession.
On dit : futur. On dit : grandir. On dit : devenir quelqu’un. Mais ce sont des tombeaux déguisés, des cercueils tapissés de velours. Et les enfants entendent ces cercueils grincer. Ils s’enfoncent sous la nappe phréatique du langage. Ils creusent des tunnels derrière les mots polis.
Car l’enfant n’est pas seulement dominé — il est dangereux. Il écoute autrement. Il détourne. Il entend dans les mots une matière encore vivante, instable, vibrante.
Certains mots refusent de mourir. Ils brûlent sous la peau comme des bombes à retardement. Ils attendent sans attendre, prêts à faire éclater la syntaxe de ce monde.
Il y a des enfances qui ne guérissent pas, qui refusent d’être réparées. Des enfances qui continuent de hanter les rêves, d’habiter les corps qui déraillent, de resurgir dans les silences qu’on ne comprend pas. Mais le monde adulte, lui, a choisi l’oubli. Il appelle ça grandir. Grandir, c’est apprendre à taire le vacillement, à sourire sous la menace, à fabriquer du consentement. Grandir, c’est s’acclimater à l’inadmissible.
Le monde adulte est un cadavre bavard. Il parle de réussite, de travail, de mérite, de communication, de démocratie, d’épanouissement, de croissance. Mais ce ne sont que des bruits produits par une machine qui ne sait plus comment s’arrêter. L’adulte est une fiction sociale : une créature formée par l’Économie pour assurer sa propre perpétuation. Ils disent : « il faut tourner la page ». Mais la page, c’est la chair. Et la chair n’oublie pas.
L’oubli est leur hygiène, leur monnaie, leur fond de retraite. Ils font comme si la mémoire n’était qu’un orphelinat de sensations vagues, qu’il suffisait de “passer à autre chose”, de “faire avec”. Ils appellent ça résilience, intégration, adaptation. Mais ce ne sont que noms pour l’effacement. La mémoire véritable ne se conserve pas, elle ne se domestique pas. Elle ronge, elle s’infiltre, elle hante. Elle travaille les corps comme l’eau travaille la roche : lentement, silencieusement, inlassablement.
Elle surgit dans une odeur, un mot mal prononcé, un bruit de talon, un goût dans la gorge. Elle surgit et elle foudroie. La mémoire est une bête, lente, blessée, tenace. Elle rôde, elle guette, elle mord quand tu oublies ce que tu savais. Ce que ton corps savait. Ce que ton cri savait avant que tu n’apprennes à l’avaler.
Et dans cette mémoire, il y a l’enfance. Non pas l’enfance publicitaire et rentable, sécurisée et paramétrée. L’autre : l’enfance souterraine. L’enfance comme faille, comme soupçon, comme gouffre dans la langue et dans les jours. Tout a été fait pour l’enterrer. On a confondu amour et pouvoir, soin et surveillance. On a bâti des familles comme des postes de police. Et désormais, les adultes n’entendent plus rien. Ils parlent fort pour ne pas entendre le grondement qui persiste.
Le monde se rêve organisme apprenant. Mais ce qu’il apprend, c’est à neutraliser les corps, les cris, les ratés. Ce qu’il corrige, c’est l’excès. Or l’enfance n’est pas manque : elle est excès. Elle est le ravin du monde. Dans sa fuite sans destination, quelque chose s’élabore : une autre idée du lien, une autre idée de vérité, une autre idée de justice. Non pas celle qui passe par le tribunal, mais celle qui précède la loi — ou plutôt, qui s’en retire. Une exigence muette, inentamée, inentamable.
Ce qu’on nomme ici communisme n’a rien d’une doctrine ni d’un projet de société. Il est fidélité à cette exigence. Non pas un collectif abstrait, mais une blessure partagée. Non pas une Idée, mais une Présence. Un communisme vécu, traversé, comme la chaleur d’un foyer, un repas, une chambre, une écoute. Un communisme de survivants, d’enfants endommagés, de ce qui se souvient en nous à notre place.
Il suffit d’organiser l’épuisement, la dette, la distraction. Il suffit de saturer l’attention, de combler les trous, d’occuper les enfants avec des tablettes et les adultes avec des loyers. Le reste suit. Ils croient que la vie est un budget à équilibrer, que l’avenir est une question de placements. Ils mentent. Ce n’est pas par cruauté, mais par fatigue. Par habitude. Ils appellent ça pédagogie. C’est du mensonge. Ils appellent ça réalisme. C’est du mensonge. Ils appellent ça monde réel. C’est une fiction morbide, tournant en boucle de saccage.
On nous a donné une langue préfabriquée, standardisée, vidée de chair. Des mots nettoyés à la javel du management. On les apprend pour survivre, mais au fond on sait qu’ils n’ont aucun poids. Ce langage ne sert qu’à décrire les meubles en kit, les horaires acérés, les plans de carrière suicidaires. Mais il n’y a rien dedans pour dire la peur, la solitude, la honte. Rien pour dire la violence d’avoir été réduit au silence.
Ils n’oublient rien. C’est pour cela qu’ils peuvent recommencer. Pas hériter, pas reproduire : recommencer. Ils portent la mémoire d’un crime que nous n’avons pas encore commis, mais qui nous est nécessaire. Ils sont liés par une mémoire plus ancienne que la famille. Ils n’appartiennent à rien. Ils traversent. Ce sont les enfants perdus, les enfants déviés, les enfants trop sensibles. Les enfants bizarres, les enfances retrouvées. Ceux qui sentent quand quelqu’un ment. Ceux qui savent que la réalité est un décor. Ceux qui entendent encore les voix du dehors.
L’enfance n’est pas une période. Ni une essence. L’enfance est un appel. Appel qui ne cherche pas à convaincre, qui ne s’adresse pas à un public. Ils n’appellent pas comme on demande, ils appellent comme on sonne l’alarme. Ils appellent depuis la chambre sans porte, depuis l’exil intérieur, depuis un monde en train de brûler.
Et cet appel ne s’adresse pas à toi. Il traverse l’enfance&toi. Il cherche les coeurs encore vacants, l’inaperçu.
Ce qui brûle encore, ce n’est pas l’espoir.
C’est ce que vous avez tenté d’éteindre, piétiné, moqué, psychiatrisé.
Ce qui brûle encore, c’est ce qui ne s’est jamais rendu. Jamais admis.
Ce qui brûle encore, c’est ce qui ne vous appartient pas.
Et vos rires auront l’accent d’une langue d’avant le langage.
Une langue d’alliance.
Une langue de feu.”
Nicolas Zurstrassen
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